Hôtel les Blés d’or, chambre 6, mercredi 15 h : cela fait deux heures qu’il l’attend. Pourtant, dès le départ, Julien a bien mis les choses au point.
- C’est moi qui établis les règles du jeu…
Elsa lui plaît mais il ne veut surtout pas se laisser envahir. Il se méfie de ce genre de femme. Dans le carnet de bord qu’il tient à chacune de ses conquêtes, il a noté « Elsa. Brune. Jolie peau mate. Air sensible. Trop ? Se méfier des débordements… »
- Je ne suis pas sentimental…
Un vrai bourrin d’après sa sœur. Il entend juste se préserver et avoir la paix. Fuir l’attachement.
- Pas de téléphone, pas d’échange entre nous : tu recevras juste un texto qui t’indiquera le lieu et l’heure du rendez-vous...
Celle d’avant l’a littéralement harcelé à force de messages ou d'appels nuit et jour, au point d’être contraint de changer de numéro.
- … et sois ponctuelle : je ne t’attendrai pas !
Il n’a jamais poussé le bouchon aussi loin mais il sent qu’il peut tenter le coup. Prendre la main, avoir le dessus.
Elle l’a regardé de ses grands yeux bruns, se rend-elle seulement compte de leur pouvoir ? Il a inscrit « regard de la biche affolée par les phares d’une voiture » … Maintenant, si elle refuse, il aura l’air malin !
- Je suis d’accord…
Il a respiré un grand coup.
Elsa et Julien se sont retrouvés plusieurs fois. Le jeu fonctionne à merveille. Quand il a envie d’elle, il envoie un texto.
« Hôtel des Remparts, chambre 25, mardi 14 h »
Il sait qu’elle viendra, elle est fiable.
« Hôtel de la Poste, chambre 14, vendredi 17 h »
Qu’il ne l’attendra pas, qu’elle ne posera aucune question et ne lui demandera rien de plus. Dans le carnet, il note « ponctuelle. Très sensuelle. Soumise ? ».
« Hôtel les Blés d’or, chambre 6, mercredi 15 h »
Julien bipe, Elsa vient, repart. Cette fille est idéale. « Auberge des Blés d’or : robe en soie lilas. Se dégrafe d’une main. Paquet cadeau qu’on déballe… »
« La Chaumière, chambre 33, lundi 12 h 30 »
Entre eux deux, aucune ombre visible. Aucun imprévu : jusque-là, tout est parfait et il a de plus en plus envie d’elle.
« Relais du Bois, chambre 27, mardi, 18 h »
« … Relais du Bois = pantalon noir très très moche !? » et à côté en lettres capitales soulignées « DANGER !!!! ».
Depuis, il sent que quelque chose lui échappe. Mais quoi ?
Alors il fait le mort. Zéro texto. Néant. Le vide. Il disparaît, range le carnet de bord dans un tiroir et, pense-t-il, Elsa avec.
Quelque deux mois après, Julien n’en peut plus et craque. Il tape un nouveau texto. « Hôtle les Blés d’or, chambre 6, mercredi 15 h ». Avant de l’envoyer, il rajoute : « Dress code : robe lilas ».
La nuit qui précède leur rendez-vous, il dort d’un sommeil troublé, agité. Et rêve d’une robe lilas abandonnée sur le parquet d’une chambre désertée.
- Tu avais raison, je crois que je commence à me lasser…
Elsa prend un thé avec Manon à la terrasse d’un café quand elle reçoit le texto « Relais du Bois, chambre 27, mardi, 18 h ».
- Je te l’avais dit, ce genre de mec, c’est juste mortel…
Au début, elle s'était vraiment amusée de son petit jeu. Et de l’application qu’il y mettait. Il devenait tellement prévisible à force de ne pas vouloir l'être. Jusqu’à la fréquence de leurs rendez-vous qu’il calculait pour ne pas avoir l’air. Il y croyait ferme !
- …et surtout sois ponctuelle…
Comme si le degré de soumission s’évaluait en minutes de retard !
- Finalement ça devient ridicule !
- Et bien n’y va pas…
- En même temps, c’est du plaisir facile …
- Tu sais ce que tu veux ?
Oui elle sait. Elle a pris le dessus.
- Tu aurais vu son regard le jour où j’ai mis ta robe lilas…
Il est englué dans son propre piège.
- Et bien change du tout au tout pour voir ce que ça donne…
- Oui mais…
Il va commencer à avoir mal.
- Sois en retard…
S’amuser oui. Mais Elsa n’aime pas faire mal.
- Ou plus expéditive, question séduction : vas-y avec ton pantalon noir !
Manon a souvent raison. L’épisode du pantalon a eu raison du flux de texto : il s’est tari brutalement. Avec ce silence, Elsa s’est sentie plus légère et Julien a doucement sombré dans l’oubli.
Elsa relit une nouvelle fois le message.
« Hôtel les Blés d’or, chambre 6, mercredi 15 h. Dress code : robe lilas ».
Le dress code la fait sourire. S’il savait… cela fait pile une semaine qu’elle a rendu à Manon la robe en soie lilas.
Alors lui non plus n’a pas oublié… Elle reconnaît que c’est un souvenir plutôt agréable, plus qu’agréable même. Un frisson…
- Justement, cela doit rester un souvenir !
Elle hésite un instant, tapote sur son Smartphone et supprime le texto.
Pour une fois, il attendra.
© Fabienne Boidot-Forget
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