Louis portait la vareuse rouge des passeurs.A chaque fois qu’il la prenait dans ses bras, Jeanne avait l’impression que le monde leur appartenait, qu’elle allait toucher le ciel. Plus rien n’existait que ces deux mains qui la saisissaient par la taille et l’emportaient tout en haut. Plus haut encore que là où volaient les mouettes, au-delà des nuages.
Il avait les yeux couleurs de l’océan. De
petites dents très blanches qui brillaient au soleil. Quelques poils bruns sur
les doigts mais ce n’était pas grave.
C’était un été entre deux. Les parents de
Jeanne déménageaient et sa grand-mère devait s’occuper de ses petits frères.
Des jumeaux. Jeanne l’entendait bougonner, souvent.
- Qu’est-ce qu’ils remuent ces deux-là…
Elle était fatiguée.
- Mais ne reste pas là les bras ballants.
Alors elle disait à son mari :
- Emmène donc la petite à la pêche…
Sur la jetée, debout à côté de son
grand-père, Jeanne attendait droite comme un i le moment où le zodiac gris du
passeur accosterait enfin. Peu importait ensuite l’odeur du gasoil qui lui
donnait mal au cœur.
- Allez ma princesse, on embarque…
Elle s’envolait au-dessus de son sourire.
Parfois, il l’attrapait au hasard, comme un
colis mal ficelé.
- J’allais oublier le moustique...
Grand-père disait alors
- On dirait que la soirée n’a pas été
bonne…
Et ils riaient tous les deux.
Une première fois, Jeanne était revenue
traîner sans rien dire à personne. Le zodiac vide était amarré au bout de la
jetée, Louis allongé sur les gros rochers. Elle l’avait observé pendant qu’il
dormait.
- Tiens ma princesse… c’est ton grand-père
qui t’envoie ?
Il s’était étiré. A plat comme ça, il
paraissait encore plus grand.
L’habitude avait été prise. Elle s’évadait
à l’heure de la sieste. S’asseyait sur le bord de la jetée, ses petites jambes
dans le vide. Et regardait le passeur manœuvrer. Aller et venir d’un bateau à
l’autre. Quand il était en panne de plaisancier, Louis s’installait à côté
d’elle.
- A quoi elle rêve ma princesse ?
Elle ne savait pas quoi répondre. A quoi ça
rêve une princesse ?
- Tu n’es pas bavarde…
Un jour où l’orage menaçait, à force de la
voir tourner en rond dans la maison – les vacances étaient bientôt finies –, sa
grand-mère lui avait donné une taloche
- Mais quelle mouche t’a donc piquée ?
Elle avait couru jusqu’à la jetée. La mer
était grise comme les ardoises, paraissant presque noire à certains endroits.
Les bateaux étaient tous au port. Elle avait vu le zodiac du passeur qui
dansait tout seul, abandonné au bout de la jetée. Alors elle l’avait cherché.
Elle avait d’abord entendu le rire de la
fille avant de la voir. Une grande brune en short blanc appuyée contre le mur
derrière l’école de voile. Louis se tenait face à elle. La fille avait les yeux
songeurs, la main lui caressait la cuisse.
Jeanne avait fixé les quelques poils bruns
sur les doigts qui remontaient sur la jambe bronzée.
Ce n’est pas grave, avait-elle pensé. Mais
la voix du passeur avait dit
- Alors à quoi elle rêve ma princesse…
Jeanne s’était mise à crier
- Non, non, non, non…
Le passeur s’était retourné, les yeux
couleur de l’océan et les yeux dans le vague de la fille, ceux de la petite
fille.
- Qui c’est celle-là ?
- Ça alors !… c’est le moustique…
Jeanne avait détalé, juste le temps
d’entendre
- Elle nous espionnait… Moi je crois bien
qu’elle est jalouse…
- Eh le moustique, t’inquiète pas,
rendez-vous dans 20 ans !
Et leurs rires, leurs rires. Comme des
éclairs.
Après, juste après, l’orage avait éclaté.
Dès qu’elle le pouvait, Jeanne s’échappait
à l’heure de la sieste. Le bébé dormait à poings fermés et une petite voisine
le surveillait.
Ce jour-là elle avait poussé jusqu’à la
jetée et s’était assise sur le bord du quai, les jambes dans le vide. Son
compagnon venait d’entrer au port et du pont du bateau, il avait fait signe au
passeur pour qu’elle le rejoigne à bord.
Elle avait attendu que le zodiac vienne la
chercher. Il portait toujours la vareuse rouge des passeurs. Elle avait senti
le regard s’attarder sur ses jambes, le short blanc. Des yeux couleur de
l’océan.
- On se connaît, non ?
Comme il lui tendait la main pour l’aider à
embarquer, elle aperçut quelques poils grisonnant sur le dessus des doigts mais
ce n’était plus grave.
© Fabienne Boidot-Forget
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